L’agriculture durable peut-elle nourrir le monde ?

Le monde comptera plus de 9 milliards d’habitants d’ici 2050. Pour les scientifiques, la question n’est plus seulement de produire assez, mais de produire mieux. Peut-on vraiment nourrir cette foule en respectant la planète ? L’agriculture durable, souvent perçue comme une utopie ou un luxe réservé à quelques niches, pourrait-elle être la clé ?

Un équilibre fragilisé entre productivité et écologie

Depuis un siècle, l’agriculture a connu une explosion de ses rendements grâce aux intrants chimiques, à la mécanisation et à la spécialisation. Mais ce progrès n’a pas été sans casse : érosion des sols, pollution des eaux, déclin de la biodiversité, émissions massives de gaz à effet de serre, voilà le coût réel de notre assiette. Or, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) alerte : il faudra produire 50 % de nourriture en plus d’ici 2050. Le défi est colossal.

Face à cette urgence, l’agriculture durable – qui englobe le bio, l’agroécologie, la réduction des pesticides et une gestion plus vertueuse des ressources – questionne la vision dominante. Son problème, dénoncé par ses détracteurs ? Ses rendements supérieurs en coût et inférieurs en volume. Est-ce une fatalité ? Pas forcément.

Des preuves scientifiques qui bousculent les idées reçues

Une récente étude publiée dans Nature Communications fait tomber quelques mythes : selon ces chercheurs, nourrir 9 milliards de personnes en 2050 avec 100 % d’agriculture biologique n’est pas impossible, à condition de drastiquement réduire le gaspillage alimentaire et la consommation de protéines animales. Oui, le bio peut nourrir le monde. Ce résultat s’appuie sur des modélisations prenant en compte le climat, les rendements variables, et l’usage des terres.

Alors que l’agriculture biologique affiche en moyenne des rendements 20 à 30 % plus bas que le conventionnel, cette différence est compensée par une réduction des pertes liées au gaspillage (30 % de la nourriture produite est perdue en moyenne) et un moindre recours aux cultures destinées à l’élevage.

Un changement radical dans les modes alimentaires apparaît donc nécessaire : diviser par trois la consommation de viande pourrait libérer des hectares fondamentaux pour nourrir directement les humains. Une manière concrète d’éviter l’extension des surfaces cultivées et la déforestation, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

La technicité et l’économie rejointes par la durabilité

Samuel Rebulard, ingénieur agronome à Paris-Saclay, tranche : « L’idée que l’on ne peut pas produire beaucoup sans intrants chimiques est un mythe ». Les études sur 946 exploitations agricoles montrent que réduire les pesticides sans sacrifier les rendements est possible dans 94 % des cas. La clé réside dans une diversification des cultures, la rotation des parcelles et un désherbage mécanique bien mené.

Financièrement, l’agriculture biologique ne tire pas la couverture vers le bas : plusieurs études, dont celle de l’Insee, démontrent qu’une ferme bio génère en moyenne plus d’emplois et une marge supérieure à celle d’une exploitation conventionnelle. L’obstacle majeur reste donc politique et culturel : un soutien massif à la recherche, des aides adaptées pour la conversion et une évolution des habitudes de consommation s’imposent.

Des initiatives locales qui nourrissent les grands espoirs

Le scénario Afterres 2050, porté par Solagro, illustre à l’échelle française qu’une transition à 50 % de bio pourrait suffire à nourrir la population nationale sans augmenter les surfaces cultivées. On y voit une division par deux des émissions de gaz à effet de serre, un usage réduit d’énergie et d’eau, et une quasi-disparition des pesticides.

Pour autant, la transformation doit être pensée comme un système global : produire durablement, c’est aussi revoir notre rapport à l’alimentation, réduire drastiquement le gaspillage, et valoriser les pratiques locales. La solidarité avec les producteurs, la diversité des cultures et un travail sur la chaîne alimentaire dans son ensemble sont des leviers essentiels.

Une révolution agricole qui demande patience et cohérence

À quoi ressemble cette révolution concrète ? Bruno Martel témoigne d’une transition bio réussie dans le cadre de son exploitation bretonne. Après 25 ans, sa ferme témoigne d’une stabilité des rendements et d’une fertilité des sols restaurée, grâce notamment à l’apport organique naturel et à la diversification des cultures. Le bio, souvent présenté comme un combat désespéré contre le volume, se révèle en réalité un travail plus long et plus fin, mais capable de produire de manière compétitive.

Les défis restent néanmoins nombreux. L’un des plus complexes réside dans la gestion de l’azote des sols. En bio, l’absence d’engrais chimiques entraîne parfois un déficit, qu’il faut compenser par des légumineuses fixant l’azote ou par des pratiques innovantes de couverture des sols. De même, la dimension économique reste incertaine : les prix plus élevés du bio peuvent freiner certains consommateurs, bien que cette hausse soit aussi une question d’investissements publics orientés vers des pratiques durables.

Au-delà de l’agriculture : un défi sociétal

Produire durable aujourd’hui ne peut plus être un acte isolé. Le gaspillage alimentaire, responsable de 30 % des pertes de nourriture, doit être ciblé à la source et dans les foyers, tandis que la consommation doit s’adapter aux limites planétaires. Réduire la viande, réapprendre à valoriser les produits locaux, mieux rémunérer les agriculteurs sont autant de mesures urgentes.

Les politiques publiques, comme le souligne la Cour des comptes dans son dernier rapport, doivent s’orienter vers une reconnaissance claire des bénéfices du bio et une réallocation des subventions pour accompagner cette transition. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle unique mais de construire une agriculture qui respecte les équilibres climatiques, économiques et sociaux, dans un contexte marqué par des migrations climatiques croissantes et un réchauffement climatique pesant déjà sur les économies locales.

En fin de compte, poser la question « L’agriculture durable peut-elle nourrir le monde ? » c’est en réalité interroger notre capacité à repenser notre rapport à la nature, au travail, et à la solidarité. C’est imaginer un futur où la planète n’est plus un « réservoir » à exploiter, mais un partenaire à préserver. Une idée simple, mais aux implications vertigineuses et indispensables.

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